La Brique, « Métaphore de l’être humain »
Loin de n’être qu’un simple élément de construction, la brique peut prendre des airs de symbole. Avec sa série « Human », le photographe hongrois Gábor Arion Kudász s’est pris de passion pour ce rectangle d’argile dont il a fait un trait d’union entre l’homme et la technique.
Pendant trois ans, de 2014 à 2016, le photographe hongrois Gábor Arion Kudász a nourri une obsession : la brique. Il a pour cela visité dix briqueteries, en Hongrie, en Roumanie et en Bulgarie, et en a tiré une série de 80 photos, baptisée « Human », couronnée par le Grand Prix Robert Capa. Pourquoi s’attarder sur cet élément, certes important dans une construction, mais, somme toute, anodin visuellement ? « C’est la métaphore de l’être humain et le trait d’union entre l’homme et la technique », répond le photographe. Jusqu’à ce qu’il se passionne pour les briques, Gábor Arion Kudász photographiait des rassemblements humains ou, à l’inverse, des « non lieux » : ronds-points déserts, parkings, souterrains aux néons blafards… Son objectif s’interdit toute empathie, même dans la série « Memorabilia », inventaire des effets de sa mère défunte.Née il y a dix mille ans près de DamasPour « Human », tout est parti d’une commande du groupe Wienerberger, premier producteur mondial de briques en terre cuite, que Gábor Arion Kudász songe d’abord à décliner. Préoccupé par l’impact des grandes tendances mondiales sur les réalités locales, il juge la brique bien anecdotique. Mais, en se renseignant sur l’origine de ce rectangle d’argile, le photographe se prend de passion pour le sujet. Selon les archéologues, l’architecture en brique serait née voilà dix mille ans à Tell Aswad, près de Damas. Au fil des siècles, sa fabrication s’est affinée et ajustée à la main, puis au corps de l’homme. Mais son industrialisation a aussi précipité la perte de nombreux emplois. La brique cristallise dès lors les ambitions de construction et le progrès technique, mais en incarne aussi les limites.
A priori, toutes les briqueteries se ressemblent. Même aménagement des lieux, même cadence de production, même impératif de rentabilité. Mais Gábor Arion Kudász ne se contente pas de photographier les piles de briques, cuites ou de terre crue. Il s’intéresse à ceux qui les fabriquent, avec l’intuition que les standards, ici comme ailleurs, ne correspondent pas à la palette infinie des particularismes humains.
Prenez Florina, mère de famille. Dans sa posture, on devine un certain fatalisme. Et dans les yeux, une interrogation : pourquoi vient-on la photographier, elle dont la vie est rythmée par un boulot répétitif ? Rien à voir avec Otto, sourcils broussailleux, moustache revêche et petite bedaine. Cet ouvrier roumain, haut comme six briques, supervise la production de 18 000 briques chaque jour – de quoi construire au moins trois ou quatre maisons. Lorsque Gábor Arion Kudász lui demande ce qu’il façonnerait avec une telle quantité de briques, l’employé modèle ne sait quoi répondre. Il n’y a tout simplement jamais pensé, s’interdisant de rêver aux heures ouvrées. En revanche, à la demande du photographe, d’autres ouvriers comme Florina ou Florin ont volontiers dessiné à la craie la demeure de leurs rêves.Dans ce contexte industrieux, Gábor Arion Kudász s’est autorisé une petite incise autobiographique. Une photo représentant des briques pendues aux branches d’un arbre renvoie à un cliché de 2014 de la série « Memorabilia », que le photographe avait réalisée après le suicide de sa mère. Il avait alors remarqué dans le jardin maternel un pommier dont les branches avaient été lestées de briques pour éviter qu’elles ne grandissent. Une image de sa « responsabilité non assumée et des regrets » qui, depuis, n’a cessé de le hanter.
Source : Le monde France
Publie le 28/11/2018